Tunisie : le nouvel eldorado des joueurs algériens ?
Le 19 décembre 2018, la Fédération Tunisienne de Football modifiait la loi relative aux joueurs étrangers évoluant dans le championnat local. Alors que le nombre de ces derniers pouvant être alignés dans le onze de départ d’une équipe de Ligue 1 Professionnelle est normalement limité à trois, cette nouvelle loi considère alors les joueurs appartenant aux fédérations membres de l’Union Nord-Africaine de Football (Algérie, Egypte, Libye et Maroc) comme des éléments locaux, n’étant donc pas soumis à cette limite. Cela a entraîné un exode de joueurs nord-africains vers la Tunisie, avec un pays en particulier devenu nouvelle mine d’or des clubs de LP1 : l’Algérie et sa Ligue 1. Alors que cette nouvelle loi peut être perçue comme un levier pouvant donner davantage de compétitivité aux clubs tunisiens, ce modèle comporte également plusieurs limites, engendrant diverses conséquences pour les parties concernées.
Une connexion historique synonyme de réussite ?
Fodil Megharia, Bilel Dziri, ou plus récemment Youssef Belaili et Baghdad Bounedjah : les exemples de joueurs algériens ayant fait les beaux jours des clubs tunisiens sont nombreux. Les deux derniers cités se sont même servis du championnat tunisien comme un véritable tremplin pour leurs carrières internationales respectives, puisqu’ils étaient tous les deux titulaires dans le onze de Djamel Belmadi lors du sacre africain en 2019.
Arrivé à l’Espérance de Tunis lors du mercato d’été 2012 en provenance du MC Oran, Youssef Belaili a d’abord remporté deux titres de LP1 avec le club sang et or en 2012 et 2014, avant de retourner en Algérie à l’USM Alger, puis de revenir dans la capitale tunisienne en 2018. Là encore, il récidive en soulevant 2 trophées de LP1 en 2018 et 2019, mais surtout 2 Ligue des Champions de la CAF lors des mêmes saisons, où il finit parmi les meilleurs joueurs de la compétition. Mais ses performances avec l’EST lui permettent surtout de frapper à la porte de la sélection, où il décroche donc un titre de champion d’Afrique en 2019, inscrivant 2 buts lors de cette compétition. A l’issue de cette CAN, le natif d’Oran s’envole pour le championnat saoudien, dans le club d’Al Ahli. Il évolue actuellement au sein du Qatar SC, où il fait partie des meilleurs éléments de la Qatar Stars League.
Baghdad Bounedjah, quant à lui, est arrivé à l’Etoile du Sahel lors du mercato d’été 2013 en provenance de l’USM El Harrach. Après des débuts difficiles, Baghdad rentre très vite dans le cœur des supporters de l’Etoile, remportant 1 Coupe de la CAF, 1 titre de LP1 et 2 coupes de Tunisie en l’espace de 2 saisons au club. Alors courtisé par plusieurs écuries européennes, le joueur décide finalement de signer dans le club d’Al Sadd au Qatar, où il est toujours une star de l’équipe et de la QSL.
Ces deux exemples récents ont donc permis d’ouvrir la voie aux joueurs évoluant dans le championnat algérien, prouvant que la LP1 tunisienne pouvait bel et bien servir de tremplin pour la sélection, voire pour l’Europe. Car si ni Belaili ni Bounedjah n’évoluent aujourd’hui sur le vieux continent, nous pouvons penser qu’il s’agit davantage de choix de carrière plutôt que d’un manque d’intérêt de la part des clubs européens. Outre ces deux modèles, l’attractivité du championnat tunisien pour les joueurs algériens peut également s’expliquer par les salaires que proposent certains clubs de LP1, parfois proches des standards européens. Ainsi, les émoluments les plus élevées peuvent s’élever jusqu’aux alentours des 40 000 euros mensuels. Alors qu’un départ dans un championnat européen peut comporter certains risques, parmi lesquels des difficultés d’adaptation et un manque de temps de jeu, plusieurs joueurs de Ligue 1 Mobilis préfèrent ainsi rejoindre la Tunisie afin de bénéficier d’un salaire avantageux tout en demeurant dans une certaine zone de confort.
Une stratégie gagnant-gagnant ?
23 : voici le nombre de joueurs algériens évoluant actuellement au sein du championnat tunisien de première division. Avant décembre 2018 et la modification de la loi relative aux joueurs étrangers, ils étaient seulement 6 à jouer en Ligue 1 Professionnelle tunisienne. Il est également important d’ajouter que la quasi-totalité des joueurs de nationalité algérienne qui ont rejoint la Tunisie depuis le mercato d’hiver de 2019 ont directement été transférés de clubs algériens, confirmant ainsi la connexion qui s’est établie entre les deux championnats.
Alors que les flux entre l’Algérie et la Tunisie ont connu une évolution très importante au fil des deux dernières années, les deux équipes de LP1 tunisienne qui comptent à ce jour dans leurs effectifs le plus de joueurs algériens sont l’Espérance de Tunis et L’Etoile du Sahel (5 joueurs chacune), qui occupent actuellement les deux premières places du classement. Parmi ces 10 joueurs, seul Abderrahmane Meziane (ES Tunis) n’a pas directement été transféré du championnat algérien, et évoluait auparavant au sein du club émirati d’Al Ain. Il est important de noter qu’il n’existe pas de profil type quant aux joueurs recrutés, puisque ces derniers peuvent très bien être des espoirs rejoignant la Tunisie au début de leur carrière, à l’instar d’éléments comme Mohamed Amine Tougai (21 ans), Redouane Zerdoum (22 ans) ou encore Zinedine Boutmène (20 ans) ; mais également des joueurs bénéficiant déjà de longues années derrière eux, comme Houcine Benayada (28 ans), Abdelkader Bedrane (28 ans), Salim Boukhenchouche (29 ans) ou encore Ilyes Chetti (26 ans).
Selon leur profil et leur niveau d’expérience, ces derniers vont donc généralement suivre deux voies distinctes. Pour les joueurs les plus expérimentés, une incorporation rapide dans le onze de départ avec un apport quasi-immédiat dans les performances de l’équipe a été le schéma le plus observé jusque-là. Nous pouvons ainsi citer les exemples de Abdelkader Bedrane, Abderraouf Benguit, et Ilyes Chetti à l’Espérance de Tunis, mais également celui de Houcine Benayada, tout juste arrivé à l’Etoile du Sahel et qui a montré très rapidement qu’il pouvait être un élément important du onze de Lassad Dridi. Pour les éléments les plus jeunes, une certaine période d’adaptation leur est accordée, et c’est une incorporation progressive dans l’équipe qui est privilégiée, avec des joueurs s’inscrivant davantage dans la rotation. Les cas de Mohamed Amine Tougai (ES Tunis) et Redouane Zerdoum (ES Sahel) sont les plus parlants : arrivés d’Algérie avec le statut de grands espoirs lors du même mercato d’hiver 2020, ces deux éléments ont très peu joué lors de leurs premiers mois. Alors que Tougai commençait à enchainer les matchs avec le club de la capitale avant qu’une blessure au talon ne l’éloigne des terrains, Zerdoum avait quant à lui débuter la saison en tant que titulaire, avant que l’arrivée d’un nouvel entraineur ne redistribue les cartes, l’obligeant une nouvelle fois à gagner sa place au sein d’une équipe à la concurrence extrêmement rude. Même si tout reste donc à prouver pour ces jeunes éléments, il existe peu de doute quant à leur talent et leur capacité à réussir au sein de la LP1.
Les clubs tunisiens bénéficient alors généralement de joueurs qui, dans le meilleur des cas, auront un apport immédiat sur les performances de l’équipe, ou bien constitueront des espoirs sur lesquelles l’investissement s’inscrit davantage sur un long terme. Les erreurs de casting sont quant à elles plus rares, même si bien existantes, comme dans toute stratégie de recrutement. Ces dernières concernent néanmoins davantage des clubs ne jouant pas les premiers rôle dans le championnat tunisien, qui bénéficient de moins de moyens et qui ont donc une marge d’erreur plus importante, ne pouvant s’offrir les joueurs les plus cotés de la Ligue 1 algérienne. La question de la hausse de la compétitivité des clubs tunisiens à travers cette stratégie de recrutement bénéficie donc déjà de certaines pistes de réponse, seulement deux ans après le changement du règlement relatif aux joueurs étrangers.
Pour les clubs algériens, la réalité est en revanche, toute autre. Se retrouvant face à une menace directe venue du pays voisin, les écuries du pays voisin peinent à garder leurs meilleures éléments, cédant aux sirènes de clubs tunisiens capables de s’aligner sur les indemnités de transfert demandées, mais également d’offrir aux joueurs de meilleures conditions financières, ainsi qu’un projet sportif souvent attractif à l’échelle continentale. En plus d’une perte sur le plan sportif, le fait de céder ses meilleurs éléments vers la Tunisie peut également, à terme, s’avérer contre-productif pour l’image du championnat algérien en tant qu’exportateur de joueurs vers les plus grands championnats européens. Alors que les exemples récents de Hicham Boudaoui ou encore de Youcef Atal ont permis de mettre en lumière la qualité de la formation de certains clubs du pays, permettant de faire évoluer la côte des joueurs locaux sur le marché des transferts, le fait que ces derniers optent de plus en plus pour la Tunisie ne permet pas d’entretenir ce cercle vertueux mis en place sur les dernières années.
Ainsi, des éléments qui auraient pu directement sauter le pas vers le vieux continent ont parfois préféré opter pour l’option plus confortable et moins risquée de la LP1 tunisienne. Nous pouvons par exemple penser aux cas de Mohamed Amine Tougai ou encore Zinedine Boutmène, qui figuraient d’ores et déjà dans les radars de clubs européens. Au mieux, ces éléments se serviront ainsi du pays voisin comme une étape intermédiaire avant de rejoindre l’Europe. Cependant, et dans la plupart des cas observés jusque-là, ces joueurs vont « se limiter » à une carrière afro-asiatique, rejoignant plutôt un championnat du golfe après avoir survolé plusieurs années le championnat tunisien et les compétitions africaines, à l’image de Belaili et Bounedjah.
Tous ces éléments ont poussé, en avril 2020, la Fédération Algérienne de Football a porté plainte contre son homologue tunisienne, arguant que ce règlement venait à l’encontre des règles fondamentales de la FIFA, constituant une décision unilatérale de la FTF.
Relation durable ou simple effet de mode ?
Cependant, il est aujourd’hui primordial de se demander si le championnat tunisien est capable de garder ce même niveau d’attractivité pour les joueurs algériens dans les années à venir. Si les clubs de LP1 sont aujourd’hui en mesure d’offrir des salaires attractifs pour attirer les meilleurs éléments de Ligue 1 algérienne, ces flux ont logiquement entrainé une hausse de la masse salariale chez les clubs désireux d’acquérir les meilleurs talents algériens. Dans un contexte où la quasi-totalité des écuries tunisiennes, à l’exception de l’Espérance de Tunis, souffrent de problèmes financiers parfois très graves avec des dettes qui s’accumulent au fil des mois, il est difficile d’imaginer que ces dernières puissent assumer de tels émoluments. Cela a d’ailleurs été illustré par le cas du Club Africain, qui a recruté pas moins de cinq joueurs algériens lors du dernier mercato d’été, alors même que le club était déjà en grande difficulté financière. Sanctionné dans la foulée par la FIFA, qui lui a imposé une interdiction de recrutement que le CA n’a pas été en mesure de lever du fait d’un manque de liquidités, ces éléments recrutés lors du mercato estival n’ont donc pas pu disputé la moindre minute sous le maillot clubiste. Ces derniers ont été contraints à patienter de longs mois, avant de pouvoir quitter le club tunisois et retrouver du temps de jeu sous d’autres cieux. Pour le moment cas isolé, la situation du Club Africain pourrait néanmoins se reproduire chez un bon nombre de clubs tunisiens qui ne sont plus en mesure d’assumer leur masse salariale. Cela peut évidemment grandement discréditer les écuries de LP1, qui ne seraient alors plus une destination privilégiée pour ces joueurs.
En plus d’entrainer un dysfonctionnement au niveau des finances des clubs, la modification de la loi relative aux joueurs étrangers et les nombreux transferts qu’elle a entrainé peut également représenter une menace pour les jeunes éléments issus des centres de formation des clubs tunisiens. Au moment de monter en équipe première, ces derniers doivent faire face à une concurrence encore plus rude qu’auparavant, du fait que leurs clubs privilégient le recrutement de joueurs déjà confirmés, ou davantage susceptibles de leur apporter une plus-value à la revente. Prenons une nouvelle fois le cas du Club Africain, où plusieurs jeunes pousses comme Adam Taoues, Chiheb Laabidi ou même Adam Garreb bénéficient actuellement d’un temps de jeu important pour leur âge, et parviennent pour certains à briller sous le maillot rouge et blanc. La question qui peut alors se poser est de savoir si ces éléments auraient bénéficié du même temps de jeu nécessaire à leur développement, si les joueurs recrutés lors du mercato estival avaient été qualifiés et en mesure de porter le maillot du club de Bab Jedid. Nous retrouvons d’ailleurs ce cas de figure à l’Etoile, où des éléments comme Fraj Kayramani et Salah Harrabi, issus de l’académie du club, étaient titulaires avant l’arrivée des recrues Tayeb Meziani et Houcine Benayada. Bien que ces derniers permettent évidemment de hausser le niveau global de l’équipe, le revers de la médaille se trouve dans le fait que la progression des jeunes issus du centre de formation est alors freinée.
Un autre élément qui pourrait mettre à mal la connexion existante entre les joueurs algériens et le championnat tunisien se trouve au niveau des instances gouvernantes. Ainsi, la Fédération Tunisienne de Football est récemment revenue sur le virage entrepris en décembre 2018, en modifiant légèrement le règlement sur les joueurs étrangers. Depuis le début de la saison, dont le coup d’envoi a été donné en décembre dernier, les clubs de LP1 ont ainsi l’obligation d’aligner au moins cinq joueurs tunisiens dans chaque rencontre du championnat local. Et même si cela ne contraint pas les clubs à entamer une révolution au niveau de leur effectif, cette légère modification permet assurément de limiter les recrutements abusifs, en plus de réguler les éventuelles pertes de temps de jeu des jeunes joueurs locaux.
Et si la FTF a été la première à changer le statut des joueurs étrangers appartenant aux pays de l’Union Nord-Africaine de Football, elle a récemment été suivie par la fédération égyptienne, et pourrait également l’être par les instances libyennes dans les prochaines semaines. Alors que la Fédération Algérienne de Football n’a quant à elle pas vu sa plainte aboutir, il serait judicieux de se demander si elle ne devrait pas elle aussi réfléchir à la question, alors que de plus en plus de joueurs tunisiens cherchent à quitter la LP1 en raison des nombreux problèmes financiers la touchant …
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