Changer ou mourir
Surendettement des clubs, non-paiement des salaires, exode des joueurs, scandales sportifs et extra-sportifs : voici les éléments qui constituent aujourd’hui le quotidien du football tunisien et de son championnat national de première division. Ce dernier, baptisé Ligue 1 Professionnelle, n’a pourtant rien de tel dans les faits.
Des clubs prisonniers d’un statut juridique inadapté
C’est en 1995, et dans un contexte où les grands clubs comme l’Espérance, l’Etoile et le Club Africain brillaient sur le plan continental, que la législation tunisienne a commencé à s’intéresser de plus près au sport, et plus particulièrement au football. Cela s’est traduit par la mise en place d’un nouveau statut juridique pour les clubs, oscillant entre l’amateurisme et le professionnalisme : le non-amateurisme. Modifiée à trois reprises depuis 1995, la loi relative aux structures sportives confère donc le statut d’associations à but non-lucratif aux clubs tunisiens. Alors que certains joueurs gagnent des sommes parfois mirobolantes, et que les masses salariales sont de plus en plus importantes, les clubs ne sont donc toujours pas considérés comme étant professionnels, ce qui ne leur permet pas de se structurer et de bénéficier d’une gestion pérenne.
Cette législation inadaptée peut expliquer en grande partie la mauvaise gestion actuelle des clubs tunisiens qui perdure depuis maintenant une vingtaine d’années, puisque cela remet en cause la nature-même de leur existence. Aujourd’hui, les dirigeants des clubs, pour la plupart, ne sont pas des professionnels bénéficiant des compétences nécessaires à la gestion d’une institution avec de tels enjeux. Certains occupent mêmes leur fonction au sein des clubs de manière « bénévole », et ne peuvent donc accorder tout leur temps à cette activité. Hommes d’affaires pour la plupart, les présidents de clubs peinent pourtant à gérer ces institutions comme de véritables entreprises, se retrouvant souvent dans des situations de surendettement.
Bien que ce surendettement ne soit pas une particularité tunisienne, on peut penser que le statut juridique des clubs ne fait que favoriser cette condition. En plus de l’absence de professionnels compétents capables de mener une bonne gestion sur le volet financier, les institutions sportives n’ont pas pour vocation de chercher le profit du fait de leur qualification en tant qu’associations à but non-lucratif. Il serait même judicieux de se demander si une bonne gestion des ressources financières constitue bel et bien un objectif pour les clubs tunisiens et la Fédération Tunisienne de Football. Aujourd’hui, il n’existe en réalité aucun organisme chargé de contrôler les finances des clubs, comme peut l’être la DNCG en France. En plus de contribuer grandement à la gestion hasardeuse des comptes, cela favorise également un manque de transparence qui ne permet ni aux supporters ni aux différentes partie-prenantes de connaitre l’état dans lequel se trouvent les clubs. Il n’est donc pas étonnant de voir ces derniers incapables de payer les salaires de leurs joueurs et de leur staff, puisque l’absence d’un organe bénéficiant d’un pouvoir de sanction leur permet d’agir en toute impunité.
Ce n’est que récemment que certains clubs tunisiens ont connu les premières menaces de la part de la FIFA quant à une interdiction de recrutement. Face à la multiplication des salaires impayés, les joueurs lésés n’ont aujourd’hui d’autre choix que de saisir directement la fédération internationale, qui elle est chargée de sanctionner les clubs mis en cause. C’est ainsi que le Club Africain s’est retrouvé aujourd’hui dans l’impossibilité d’inscrire les 8 joueurs recrutés lors du dernier mercato estival, en attendant le paiement des sanctions réclamées par la FIFA, qui lui permettrait de lever cette interdiction. Loin de donner aux clubs les conditions nécessaires à une bonne gestion, et donc de s’attaquer à la source du problème, la FTF se retrouve même parfois contrainte d’apporter une aide financière à ces clubs afin de les aider à régler leurs litiges, au risque de les voir disparaitre. Cela fut par exemple le cas avec le Club Africain, qui a bénéficié de l’aide de la Fédération Tunisienne de Football sur plusieurs dossiers, avec une dette initiale qui s’élevait à plusieurs millions de dinars.
Il est donc aujourd’hui nécessaire de mettre en place un véritable organe de contrôle permettant d’appréhender ce genre de dérives. Celui-ci devrait évidemment bénéficier d’un pouvoir de sanction envers les clubs, les empêchant de réaliser de nouveaux recrutements lorsque le budget ne le permet pas, et leur imposant une rétrogradation administrative lorsque la situation le demande. Ce contrôle financier passe donc également par une obligation pour les clubs de fournir leurs documents financiers en fin d’exercice, ainsi que la nomination d’un commissaire aux comptes chargé de contrôler l’utilisation des subventions, mais aussi les recettes et les dépenses déclarées. Ces nouvelles mesures nécessiteraient évidemment une période de transition pour les clubs, avec plusieurs saisons « creuses » à prévoir au niveau sportif, mais aussi d’éventuelles aides de la part de la FTF afin de les aider à changer leur mode de fonctionnement. Cependant, cela permettrait sur le long terme d’atteindre enfin un modèle économique durable, et d’en finir avec une précarité qui menace de plus en plus l’existence-même des clubs.
En plus de la mise en place d’un contrôle financier, la pérennité des modèles économiques des clubs tunisiens passe également par une diversification de leurs revenus. Là encore, la qualification des clubs en tant qu’associations à but non-lucratif freine grandement cet objectif. Dans un contexte où le monde du football s’est ouvert depuis plusieurs années aux investisseurs privés et à l’actionnariat, le système tunisien est encore englué dans le mécénat. Ainsi, les clubs tunisiens bénéficient pour la plupart d’un président tout puissant qui finance une (grande) partie des dépenses du club grâce à sa fortune personnelle. En plus d’être précaire, ce modèle est donc dépendant d’un seul individu dont le départ pourrait mettre le club en grand danger. Dans un contexte où les droits télévisuels ne représentent qu’une part minime dans les budgets des clubs, où les subventions de l’état sont anecdotiques, et où les revenus liés à la billetterie sont quasi-inexistants, l’ouverture à des partenaires privés qui auraient la possibilité de percevoir des dividendes apparait aujourd’hui comme une nécessité. Pour cela, le changement du statut juridique est primordial.
Une des solutions pourrait résider dans le modèle français, où les structures professionnelles ont le statut de Sociétés Anonymes Sportives Professionnelles (SASP). Cette loi datant de 1999 avait pour objectif de rapprocher le statut des clubs sportifs de celui des sociétés de droit commun. Elle a notamment conféré un rôle plus important à l’actionnaire-investisseur, tout en mettant fin à l’implication de l’Etat et des collectivités locales à travers le versement de subventions. Cela a notamment permis aux clubs d’attirer de nouveaux investisseurs, tout en diversifiant leurs sources de financement. Transposé sur le contexte tunisien, ce modèle pourrait donc contraindre les clubs à se structurer davantage tout en mettant en place des instruments de contrôle garantissant le bon fonctionnement de l’institution, mais aussi leur permettant de mettre fin à une dépendance vis-à-vis d’un mécène tout puissant. Hormis l’apport de nouveaux investisseurs qui pourraient profiter de ce changement de statut, les clubs tunisiens bénéficieraient également d’une marge de manœuvre importante concernant les revenus liés au merchandising et au sponsoring, jusque-là peu exploités.
Une implosion inévitable ?
Bien qu’ayant une grande part de responsabilité dans la situation actuelle, la législation tunisienne ne peut cependant expliquer tous les maux du football tunisien à elle seule.
L’une des problématiques les plus préoccupantes est aujourd’hui le manque de planification sportive empêchant les clubs tunisiens de dégager un quelconque profit. En l’absence de véritables directeurs sportifs chargés de mettre en place et d’appliquer une politique sportive de moyen ou long terme, et avec un président ayant presque carte blanche au niveau de la gouvernance, les clubs tunisiens sont habitués à enchainer les recrutements hasardeux. Nombreux sont les joueurs et les entraineurs étrangers à avoir été surpayés alors que rien ne justifiait leur acquisition, et encore moins leurs émoluments démesurés. Il suffit de voir les effectifs des clubs de « l’élite » pour se rendre compte du déséquilibre engendré par ces recrutements effectués « à l’instinct ». Le rôle de plus en plus important joué par les agents de joueurs et le manque de transparence au niveau des transactions peut également expliquer l’absence de toute cohérence sur le plan sportif. La question est alors de savoir si les clubs peinent à se structurer et à mettre en place plusieurs niveaux de gouvernance en raison d’un manque de moyen, ou alors plutôt par confort, et pour ne pas renoncer à une situation répondant à des intérêts personnels. Il n’est donc pas étonnant de voir que le surendettement et le non-paiement des salaires sont devenus monnaie-courante pour la plupart des clubs, qui se retrouvent sous la menace de sanctions de la part de la FIFA, et dépendants des aides de la FTF.
Un autre élément réside dans le fait que certains clubs sont aujourd’hui trop tributaires de la vente de joueurs pour pouvoir assurer leurs dépenses de fonctionnement. Seulement, ce modèle est de plus en plus fragile dans un contexte où les clubs acheteurs sont peu enclins à dépenser des sommes importantes, et où les joueurs tunisiens ont une valeur marchande qui tend à baisser. Alors que les championnats européens sont devenus des destinations extrêmement rares pour les éléments formés en Tunisie, ce sont les pays du Golfe ainsi que l’Egypte qui sont récemment devenus les points de chute privilégiés. Ainsi, lors du dernier mercato estival, c’est plus d’une dizaine de tunisiens qui ont rejoint la Premier League égyptienne. Cet exode s’explique principalement par le fait que les clubs n’ont d’autre choix que d’accepter des indemnités de transferts dont ils sont devenus dépendants, même si cela implique de laisser partir leurs meilleurs éléments. Les joueurs quant à eux, trouvent dans ce départ la garantie de toucher un salaire souvent supérieur à ce qu’ils gagnaient en Tunisie, avec souvent des projets sportifs bien plus ambitieux. Figurant parmi les meilleurs championnats du continent et représentant une véritable vitrine pour l’Europe il y a encore près de 10 ans, la Ligue 1 Pro tunisienne se retrouve aujourd’hui progressivement vidée de ses meilleurs talents, se transformant en un cimetière où les joueurs les plus prometteurs ne doivent pas faire long-feu sous peine de régresser.
Récemment, c’est un nouveau scandale opposant la FTF et son président Wadii Jari au club du CS Chebba, qui est venue dégrader encore un peu plus l’image du championnat tunisien. Promu en LP1 il y a une saison pour la première fois de son histoire, ce club a réalisé un exercice très encourageant sur le plan sportif, parvenant à se maintenir avec une avance confortable tout en développant un niveau de jeu extrêmement intéressant sous les ordres du technicien français Bertrand Marchand. Seulement, le CSC s’est vu exclu du championnat national et interdit de disputer toutes les compétitions organisées par la fédération pour la saison 2020/2021. Les raisons invoquées par la FTF sont notamment le non-paiement de certaines amendes infligées au club, ainsi que la présentation d’un dossier d’engagement incomplet permettant de prendre part aux différentes compétitions. Cependant, les supporters du club ainsi que son président Taoufik Mkacher ne sont pas vraiment du même avis. En conflit ouvert avec la FTF tout au long de la saison, le CS Chebba, via son président, ont plusieurs fois critiqué publiquement la politique de Wadii Jari sur la page officielle du club, et ce sur divers sujets. C’est ainsi que le président et le secrétaire général de Chebba se sont d'abord vus infligés plusieurs amendes très lourdes ainsi que des sanctions administratives les privant d’exercer leurs fonctions.
La décision d’exclure définitivement le club s’inscrit donc dans un contexte favorisant les suspicions de règlement de compte entre Wadii Jari et Taoufik Mkacher. Ces suspicions sont d’autant plus crédibles lorsque l’on sait que la FTF a par le passé aidé plusieurs clubs lorsque ces derniers faisaient face à des problèmes d’ordre administratif et financier. Alors que l’Etoile du Sahel a apporté publiquement son soutien au CS Chebba dans cette affaire, le club s’était vu menacé de ne pas se voir accorder le droit de participer à la prochaine Coupe de la CAF, là encore pour cause officielle de non-règlement de ses litiges financiers. Bien que la situation se soit tassée depuis avec le club de Sousse qui a bien pu disputer son premier match de compétition continentale, cela n’a fait que renforcer le climat de défiance envers l’instance régissant le football tunisien, dont le fonctionnement est de plus en plus opaque et les méthodes semblables à celles d’une dictature.
Victime d’un championnat à bout de souffle et de clubs souffrant d’une législation inadaptée, le football tunisien se retrouve aujourd’hui à un tournant important de son histoire. Les instances dirigeantes, la FTF en tête, sont contraintes d’opérer les changements nécessaires sous peine d’être complices de l’implosion déjà entamée d’un sport indispensable pour un peuple passionné.
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