Tunisie : Chronique d’un football malade
Espérance sportive de Tunis, Etoile sportive du sahel, Club Africain, et Club sportif Sfaxien. Voici les quatre grosses écuries tunisiennes qui se disputent le titre de champion chaque saison. 13 trophées africains à eux quatre (dont 4 coupes de la CAF, devenue depuis coupe de la confédération), deux participations en coupe du monde des clubs, notamment avec une quatrième place décrochée par l’Etoile du Sahel en 2007. Cette vue d’ensemble offre un paysage plutôt intéressant, avec des clubs compétitifs sur le plan continental et dont le dernier trophée majeur date d’il y a quelques mois, avec une victoire en coupe de la confédération. Pourtant, tout n’est pas si rose, et le football tunisien connait depuis quelques années des dégradations importantes qui se font ressentir sur une équipe nationale qui n’a plus participé à une coupe du monde depuis 2006 et qui n’arrive plus à passer le stade des quarts de finale en CAN depuis sa victoire en 2004. Décryptage
Mercredi 25 Mai, 16 h 30, Stade Olympique de Rades. Un gros choc en perspective entre le leader et son poursuivant, entre deux géants africains. L’Etoile, club de Sousse et de la région du Sahel, affronte à Tunis une Espérance revancharde et qui vient de s’incliner à Sfax face à l’autre prétendant au titre, le CSS. Bref, tous les éléments sont réunis pour que les 22 acteurs nous offrent un spectacle digne de ce nom, à quelques journées de la fin d’un championnat plein de tensions et de suspens, ingrédients dont le peuple tunisien raffole et qui lui avaient manqué ces dernières années. Malheureusement, il n’en sera rien, et les promesses laisseront place à un match où cette fameuse tension a pris le dessus sur le football. Un arbitre dépassé par les événements, des joueurs contestant la moindre décision de ce dernier, des dirigeants entrant sur la pelouse à chaque faute sifflée : une parodie de football. Ce match est tout simplement le symbole d’un football tunisien aujourd’hui malade, souffrant de maux plus profonds que ce qu’il peut laisser paraître. Un championnat local à deux vitesses …
Il est d’abord important de souligner que la révolution du jasmin de 2011 a porté un coup fatal au football tunisien. En plus d’être arrêté pour une période de trois mois, il a ensuite repris progressivement avec des huis clos dans la totalité des stades et des calendriers bricolés. Aujourd’hui, ces huis-clos sont devenus partiels et on se retrouve avec des clubs dans l’impossibilité de remplir leurs stades, sans parler des interdictions de déplacement pour les supporters adverses. Solution de facilité ? Difficile en tout cas pour un peuple mordu de football dont le stade reste aujourd’hui l’un des seuls exutoires. Inutile de préciser que les clubs Tunisiens en pâtissent sur le plan économique et ont donc des difficultés à se maintenir compétitifs, surtout lorsqu’on pense que les droits TV du championnat tunisien sont assez faibles et que très peu de clubs possèdent des boutiques officielles permettant de vendre des produits qui vont générer des recettes aux clubs. Vous l’aurez compris, c’est surtout les clubs les moins importants du championnat qui souffrent aujourd’hui, avec parfois même des difficultés à assurer les salaires de leurs joueurs ou à se déplacer pour jouer à l’étranger. Pas besoin de remonter à très loin pour retrouver un exemple de ce type : il y a seulement quelques semaines, des mécènes tunisiens s’étaient mobilisés afin de permettre au Stade Gabesien, modeste club qualifié pour les barrages de la Coupe de la Confédération, d’effectuer un déplacement en RDC afin de jouer contre le TP Mazembe, meilleur club d’Afrique à ce jour. Le paradoxe se situe dans le fait que les grands clubs du championnat de Ligue 1 pro ne semblent pas concernés par ces divers problèmes. Certes, ils ont l’avantage de bénéficier de la vente de produits officiels et de la participation aux compétitions africaines, mais cela ne peut tout expliquer. En effet, parmi les quatre grands clubs tunisiens, les deux clubs de la capitale, que sont l’Espérance de Tunis et le Club Africain, ont à leur tête des présidents capables d’investir énormément dans leurs clubs ce qui leur permet de réaliser de gros coups pendant les périodes de mercato. Ainsi, l’Espérance de Tunis vient d’enrôler le milieu de terrain Ferjani Sassi, transfuge de Metz et qui allait remonter dans l’élite française avec le club Lorrain, pour un transfert évoqué de 7 millions de dinars, soit un peu plus de 3 millions d’euros. En plus de ce montant mirobolant pour le championnat local, il est également évoqué que le joueur percevra un salaire de 90 mille dinars. De ce fait, l’Espérance a offert à Metz et à Sassi un montant qu’aucune autre équipe française n’était prête à mettre pour un joueur certes talentueux mais qui n’a pas encore confirmé au plus haut niveau. Même cas de figure, le transfert de Saber Khalifa de l’Olympique de Marseille vers le Club Africain pour environ 1 million d’euros. Si le montant est inférieur à celui mentionné plus haut, le salaire du joueur est lui sensiblement le même. D’autre part, même si les deux autres gros que sont l’Etoile du Sahel et le club Sfaxien ne bénéficient pas des mêmes ressources financières, ils sont eux aussi capables de réaliser des investissements importants, en étant toutefois contraints d’effectuer des transferts plus ciblés en prospectant d’avantage dans le continent ou en dehors, ou en tentant de relancer des joueurs en perte de vitesse dont le salaire n’est pas très élevé (Ex : Youssef Mouihbi ou Iheb Msakni à l’Etoile, Mossab Sassi ou Aouadhi à Sfax). Ces clubs parviennent ensuite à tirer le maximum de profit à la revente, comme en témoigne le transfert récent de l’attaquant Baghdad Bounedjah pour le club d’Al Sadd au Qatar, avec à la clé un montant de 3,5 millions d’euros pour le club de Sousse. Ces exemples illustrent donc la différence qu’il existe entre les grands clubs tunisiens et les autres clubs de milieu ou de bas de tableau. En plus de créer un championnat de plus en plus déséquilibré, cela porte préjudice au football tunisien avec une concurrence parfois inexistante pour les grands clubs, comme en témoigne le gouffre qui séparait le trio de tête et le reste du championnat lors de l’exercice précédent (23 points entre le 4e et le 3e). Cela risque, à terme, de nuire à la compétitivité d’une Ligue 1 pro où limiter le nombre de clubs et instaurer un système de play-offs pourrait être l’une des solutions.
… Et une équipe nationale qui en pâtit
Aujourd’hui, ce n’est un secret pour personne que les meilleures sélections nationales se basent assez souvent sur un championnat local compétitif avec des clubs de haut niveau, mais également une ossature qui se compose souvent des éléments de la meilleure équipe du pays. Ainsi, la sélection espagnole double championne d’Europe et championne du monde avait un très fort accent catalan, que ce soit au niveau du jeu proposé ou des joueurs. De même, la Mannschaft de ces dernières années est majoritairement composée de joueurs évoluant au Bayern Munich. Ce constat est également valable pour le continent Africain, puisque l’époque où l’Egypte a remporté trois CAN consécutives coïncidait avec la période où le club d’Al Ahly était à son apogée. Ainsi, avoir des clubs capables de rivaliser dans les grandes compétitions continentales est un critère important quant au niveau de la sélection nationale. Or, depuis maintenant quelques années, les clubs tunisiens sont dans l’ensemble moins présents dans les derniers tours des compétitions africaines, notamment en Ligue des champions. Le bilan est simple : sur la période 2004-2007, pas une finale ne s’est jouée sans un club Tunisien, avec même une Supercoupe d’Afrique 100% tunisienne en 2007 entre l’Etoile du Sahel et le club sportif Sfaxien. Seulement, sur les quatre dernières éditions, aucun club de ce pays n’a réussi à se hisser au même stade de la compétition. Pire, aucun club Tunisien n’a réussi à dépasser la phase de poules et à atteindre le dernier carré lors des deux dernières éditions. Alors certes, le tenant du titre de la coupe de la confédération est Tunisien, mais il s’agit surtout de l’arbre qui cache une forêt de plus en plus composée de clubs sur le déclin : il y a encore quelques années, il était par exemple inimaginable de voir une équipe comme l’Espérance de Tunis perdre en barrages de coupe de la confédération. D’autre part, l’autre question permettant d’évaluer le niveau d’une sélection nationale est de savoir si les joueurs locaux s’exportent bien à l’étranger et ont l’opportunité de jouer dans de bons clubs européens. Là encore, cela dépend des écuries tunisiennes et de leur capacité à former des joueurs prometteurs… mais aussi ambitieux. Allons droit au but : le constat est tout aussi amer. En effet, le seul joueur provenant du championnat Tunisien et évoluant aujourd’hui dans le haut niveau européen est Aymen Abdennour (FC Valence). Ici, le problème ne s’explique pas par un manque de talent des joueurs locaux, mais la plupart du temps par un manque d’ambition, combiné à un déficit mental mais aussi parfois (ou souvent) à un choix financier qui prend le dessus sur le sportif. Ainsi, les joueurs les plus talentueux des dernières générations (Msakni, Darragi, Chikhaoui) ont tous évolué ou évoluent aujourd’hui encore dans des clubs du golfe. Si le dernier cité a plutôt souffert de blessures chroniques qui lui ont gâché sa carrière et a donc préféré s’exiler alors qu’il n’avait plus aucune possibilité de goûter au haut niveau, Youssef Msakni a lui fait le drôle de choix d’aller évoluer au Qatar à seulement 22 ans alors qu’il était courtisé par de nombreux bons clubs européens. Darragi lui, est l’archétype du joueur tunisien talentueux de ces dernières années : de bonnes saisons en Tunisie, un transfert dans un club de seconde zone européen, une saison à jouer par intermittence, et enfin un retour en Tunisie à la première occasion dans le club qui lui proposera le salaire le plus intéressant. Malheureusement, la liste des joueurs qui ont suivi ce chemin est très longue et on peut également citer Mejdi Traoui, Zouheir Dhaouadi, Ahmed Akaichi ou plus récemment Ferjani Sassi qui vient de signer à l’EST. Même si cela peut s’expliquer par le fait que le joueur n’a tout simplement pas le niveau pour évoluer en Europe, il s’agit dans la majorité des cas d’un manque d’ambition, avec des joueurs privilégiant la solution de facilité qui consiste à jouer au pays en s’assurant une place de titulaire et un salaire confortable, parfois même supérieur à ce qu’ils peuvent gagner en Europe. Peut-on leur en vouloir ? Est-ce leur faute ou celle des clubs tunisiens qui les forment ? Ce qui est certain, c’est que la sélection nationale en pâtit et aura du mal à progresser si le championnat local n’exporte pas des éléments capables de s’installer dans la durée en Europe, même au risque de passer quelques saisons sur le banc de touche.
Des signes d’amélioration ?
Heureusement, tout n’est pas si gris et il existe aujourd’hui des raisons de croire à un renouveau du football Tunisien. Tout d’abord, la Tunisie a l’avantage, comme de nombreuses sélections africaines, de profiter de joueurs binationaux. Ainsi, des éléments comme Khazri, Larbi ou plus récemment Sliti sont venus renforcer les rangs des aigles de Carthage, apportant une plus-value certaine, aussi bien au niveau technique que tactique. Cela permet donc à la sélection Tunisienne de profiter de l’expérience européenne de joueurs formés sur le vieux continent en les associant aux talents locaux. Cette recette est justement celle qui a permis aux Aigles de Carthage de remporter leur seul Coupe d’Afrique des nations (2004), avec à l’époque un onze de départ composé de 5 binationaux. En plus de profiter à la sélection, cela peut également profiter aux internationaux évoluant encore dans le championnat local, puisqu’ils peuvent progresser au contact de ces éléments bénéficiant d’acquis du haut niveau. Coïncidence ou pas, c’est justement à cette période où les binationaux formaient la colonne vertébrale de la sélection que le championnat a produit deux éléments ayant longtemps évolué en Bundesliga : Jawhar Mnari mais surtout Karim Haggui, comptant respectivement 5 et 9 saisons dans l’élite allemande, avec pour le dernier cité de nombreuses rencontres de compétitions européennes. Inutile de préciser que jouer dans un grand championnat européen pendant aussi longtemps n’est pas très courant pour un joueur tunisien issu du championnat local. A ce jour, cette formule peut d’autant plus se montrer fructueuse que les talents locaux sont plus que jamais nombreux et que l’ossature du meilleur club Tunisien de ce jour (l’Etoile du Sahel) se compose de joueurs capables de s’imposer en sélection. Ainsi, des éléments comme Mohamed Amine Ben Amor, Hamza Lahmar, ou Hamdi Naguez étaient titulaires lors ds derniers matchs de la sélection, proposant des prestations très intéressantes et confirmant leur niveau avec leur club. Il n’est pas anodin que ces trois éléments soient aujourd’hui sur les tablettes de nombreux clubs européens, pour la plupart évoluant en Ligue 1 française. Outre ces joueurs ayant déjà intégré la sélection, le championnat local compte énormément de jeunes talents prometteurs pouvant s’imposer dans un avenir plus ou moins proche au sein des aigles, parmi lesquelles nous pouvons citer Saad Bguir, Mortadha Ben Ouanes ou encore Ahmed Khalil, d'ailleurs dans la liste des 23 pour la CAN. Enfin, la sélection tunisienne va avoir la possibilité de profiter de la génération 96, huitième de finaliste de la coupe du monde U17 de 2013. Parmi cette génération, les noms les plus importants sont aujourd’hui ceux de Hazem Haj Hassen, mais surtout Marouane Sahraoui, qui évolue dans le championnat portugais avec le club de Guimaraes. Ces deux éléments, respectivement formés à l’Etoile du Sahel et à l’Esperance de Tunis, furent d'ailleurs convoqués par le sélectionneur national Henryk Kasperzcak pour le match contre le Djibouti en été. Tout cela parait donc prometteur, à condition de ne pas tomber dans le chemin de la facilité, malheureusement souvent emprunté par un bon nombre de joueurs tunisiens. Malgré les nombreux problèmes d’un football tunisien aujourd’hui sur le déclin et dont les clubs ne sont pas aussi compétitifs qu’auparavant, il existe néanmoins des signes d’espoir qui pourraient permettre à un peuple passionné de renouer avec les joies d’autrefois. Cependant, les chantiers sont nombreux et une restructuration de la Fédération Tunisienne de Football parait à ce jour nécessaire, avec un besoin que les dirigeants de toutes parts cessent de chercher leurs propres intérêts individuels et aillent tous dans le même sens pour le bien d’un sport capable de rassembler toute une nation.